vendredi 8 mars 2013

Q comme Queer

(Ca se prononce Couir, pas Kir ni Cuir, pour les alcooliques et fashionistas qui s'y tromperaient.)

Qu'est-ce que queer veut dire? C'est un terme anglosaxon qui nous vient du fond des âges pour désigner ce qui est bizarroïde, pas tout à fait normal, pas très catégorisable et un peu louche. Et par extension, c'était devenu une insulte envers ces gens aux pratiques sexuelles fort étranges consistant à privilégier dans leurs rapports intimes d'autres personnes du même sexe. Vous en connaissez, vous? Ca fait froid dans le dos! mais il paraît que ça existe.

En bref, la communauté LGBT (lesbienne/ gay/ bi/ trans; pas seulement, d'ailleurs, mais c'est une appellation pratique) s'est dans les années 80 approprié cette insulte pour la transformer en revendication: queer désigne depuis toutes les pratiques, comportements, apparences, discours, etc., qui se situent en-dehors d'une vision hétéronormative, hétéroérotique, hétérosexuelle du monde.

La critique et la théorie queer sont nées de ce désir politique et idéologique de dénoncer une société et une culture qui attribuent artificiellement aux sexes (mâle/ femelle) un genre (masculin/ féminin). La brillante (mais férocement jargonneuse) Judith Butler a été l'une des premières à théoriser que le genre est fait de manifestations fluides et modulables, reposant essentiellement sur des représentations, une mise en scène: c'est un déguisement, pourrait-on dire, complètement indépendant du sexe (zizi ou zézette) de la personne qui s'en pare.

Comme toutes les power theories (féminisme, Marxisme, postcolonisalisme, écocritique, etc), la théorie queer cherche à déconstruire les discours et les comportements pour comprendre les mécanismes socioculturels qui les ont normalisés et naturalisés, alors qu'ils n'ont en fait rien de biologique.

Et alors? Quid de la littérature jeunesse à l'aulne de la critique queer?

Première réponse basique:

La littérature jeunesse, comme tout produit culturel, distille et reflète l'idéologie dominante de la société dans laquelle elle est produite. Du coup, on peut en décrypter les représentations du genre et de l'orientation sexuelle: critique queer basique. Cela nous en apprend beaucoup sur ce que l'on raconte implicitement aux enfants quant aux penchants sexuels qu'on attend d'eux ('un papa, une maman, c'est le mieux pour un enfant') et quant aux 'déguisements' du genre qu'on voudrait qu'ils portent ('mon fils c'est pas une tapette, et cette fille-là c'est un vrai garçon manqué').

Surprise surprise, on découvre que la majeure partie des livres jeunesse sont désespérément hétéronormés et fortement genrés, et essentialistes de surcroît (partisans du 'naturel'). Bien sûr, il y en a qui s'opposent explicitement à ces normes, et j'en ferai sans doute un article un jour, mais aujourd'hui je reste théorique sinon je vais vous prendre toute votre pause déjeuner.

Deuxième réponse plus complexe:

Splendide roman ambigu, ambivalent...queer
Mais la littérature jeunesse, si elle reste globalement conservatrice, est aussi peut-être queer... par essence.

Car l'enfant, dont le corps est androgyne, dont les amitiés sont très proches des amours, dont de nombreux vêtements sont empruntés - aux grands frères, aux adultes, au coffre à déguisements - et qu'on essaie de mettre dans des cases, de lui prédire un destin - l'enfant est un être plastique et protéiforme, louche, ambivalent et constamment en représentation de lui-même, sexuellement équivoque - un être queer, au sens large du terme.

La littérature jeunesse joue énormément sur les déguisements - les jeux d'inversion des rôles, de mise en scène du genre et de la sexualité. Qu'ils le veuillent ou non, bien des livres pour enfants font dans l'ambiguïté, présentent des amitiés ambivalentes, des sentiments équivoques, des essayages de vêtements 'de l'autre genre' - le drag est extrêmement courant en littérature jeunesse - et sont par endroits extrêmement subversifs.

Jan Ormerod, Sunshine


La littérature jeunesse est une plate-forme expérimentale extraordinaire pour détruire les dualités ordinaires - physiques, sociales, culturelles, émotionnelles - à travers la figure de l'enfant, ses rencontres, ses histoires. Peut-être mieux que beaucoup d'autres types de littérature, et parce qu'elle s'adresse à des êtres dont la sexualité et les mises en scène de genre sont encore en formation, elle interroge les conventions par le fait même de nous faire voir cette sexualité, ce genre en formation.


C'est tout pour aujourd'hui! la prochaine fois je vous parle de Rose. Non, pas celle du Titanic. On va dire que c'était plutôt l'iceberg, dans cette histoire... qui a fait couler la critique de la littérature jeunesse (ou du moins beaucoup d'encre) au début des années 80.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire