vendredi 22 février 2013

K comme Kindle et Kobo

Bon, ce titre est un peu un mensonge - ce billet n'est pas vraiment sur le Kindle et le Kobo mais sur les 'applications' de littérature jeunesse sur tablettes. Mais c'était une manière d'utiliser le K, ki est kompliké komme lettre!

D'abord, une petite vidéo, pour ceux qui ne l'auraient jamais vue...:

'Un magazine est un iPad qui ne fonctionne pas'



Les applications pour enfants sur tablette sont de plus en plus nombreuses, et d'ailleurs en écrivant ce billet je vois que ces derniers jours s'est déroulé le premier 'Salon du Livre de Demain', lors duquel a notamment été récompensée l'appli de ma pote Séverine Vidal, Conte du Haut de mon Crâne.

Ce genre de choses, en gros, suscite deux discours:

1) Catastrophisme ériczemmourien:

'Que va devenir la littérature, ma bonne dame, avec tous ces trucs-machins électroniques qui font semblant d’être des livres pour enfants? Moi à quatre ans, je lisais la Critique de la Raison Pratique, pas la version ipadisée de Spot fait un dessin!'

2) Jeunisme nikosaliagasesque:

'C'est qui ces gros losers qui sont encore en train de lire des bouquins en papier? Comment ils sont trop yesterday, quoi! Et puis toute façon, maintenant c'est inévitable, c'est déjà là donc il faut s'y faire et puis voilà.'

Honnêtement, je caricature à peine. Il faut voir les débats fort élevés sur le sujet qui donnent lieu à de bloguesques rages. Mais qu'en pensent les chercheurs en littérature jeunesse?

Eh bien... pas encore grand-chose. En fait, on attrape un peu le train en route; il y a encore peu de recherches académiques sur le sujet. Mais il y en a de plus en plus, c'est évident: cette année, le colloque de l'International Research Society for Children's Literature et celui du Child and the Book (deux grands rendez-vous internationaux en littérature jeunesse) ont pour thème les technologies et le multimédia en littérature jeunesse.

Une autre appli dont on entend parler ces jours-ci, chez Audois & Alleuil
Mais ce sont surtout, comme il fallait peut-être s'y attendre, les 'jeunes' - entendez, les doctorants - qui mènent la marche. L'une de mes amies et collègues à l'université de Barcelone, Celia Turrion, est en ce moment en train de faire une thèse sur l'esthétique des applications pour enfants sur tablettes (hispanophones - elle a un blog fascinant sur le sujet ici). J'entends de plus en plus parler de ce genre de recherches, et je pense qu'on va vers une explosion théorique très intéressante, quoique probablement assez anarchique à ses débuts, comme c'est souvent le cas.

Si on clarifie un peu le territoire de recherches qui s'annonce, on a plusieurs approches possibles:

L'approche esthétique: 'à quoi ça ressemble?'

pas (encore) à ça
Quelles sont les caractéristiques spécifiques de l'appli, par rapport à et indépendamment du 'codex' (livre papier)? Evidemment, c'est une approche qui doit souvent conjuguer l'analyse littéraire avec l'analyse visuelle, mais aussi avec d'autres champs d'étude. La ludologie ou ludistique, par exemple, est l'étude des jeux et jouets, et représente une perspective très utile quand il s'agit d'analyser des textes qui présentent une certaine interactivité et un principe ludique. Et puis la musicologie, bien sûr - puisque nombre de ces applications sont mises en son. Sans parler de l'analyse cinématographique ou scénographique, quand les animations sont complexes.

L'approche pédagogique: 'à quoi ça sert?'

C'est surtout elle qui concentre les débats idéologiques. Il est trop facile d'affirmer que l'enfant accro à l'écran n'apprend pas, ne mémorise pas, ne comprend pas aussi bien que le lecteur estimé plus 'actif' d'un lire 'en dur'. Il est également ridicule de faire un bel auto-dafé des codex en affirmant que l'avenir appartient aux lectures multimédia.

C'est un livre! de Lane Smith
Ces positions cachent en réalité un tout autre problème, qui est une crise identitaire profonde de l'adulte. Il y a un gouffre qui s'ouvre entre les 'digital natives', les 'natifs numériques' (selon moi, la génération post-Y, nés au début des années 2000) et les autres... c'est-à-dire, en ce moment, les 'adultes'. On peut faire une analyse idéologique assez simple ici. L'adulte, c'est celui qui, historiquement, apprend à lire à l'enfant, et donc l'introduit dans une culture littéraire et linguistique encadrée.

Mais ce qu'on voit avec les 'digital natives', c'est que même pré-lecteur, l'enfant... est capable tout seul d'accéder au texte. On voit revenir les angoisses vis-à-vis de la télé, baby-sitter et institutrice. Le bébé qui tapote un ipad, ouvre une appli, se fait lire un livre, c'est le bébé déjà hors du contrôle de l'adulte. Mais bon, hors du contrôle, c'est beaucoup dire, car qui a téléchargé les applis? En fait, il n'y a aucune raison de dramatiser. Contrairement à la télé, et jusqu'à assez tard dans l'enfance, le parent est toujours là pour encadrer, même absent de l'événement de lecture.

Les questions centrales de l'approche pédagogique, ce sont les suivantes: l'enfant-consommateur d'applis est-il plus ou moins passif que l'enfant lecteur ou co-lecteur de codex? Apprend-il à développer d'autres formes de lecture? Et a-t-il accès à des applis de qualité? - ce qui nous ramène au questionnement esthétique.

L'approche disciplinaire: 'qui est-ce que ça concerne?'

Les lettres? Les sciences de l'éducation? L'étude des médias? Tout le monde se refile plus ou moins la patate chaude de couloir en couloir dans la tour d'ivoire. Très franchement, personnellement, les applis, ça m'intéresse très peu comme objet d'étude. Ou du moins, pas plus que les dessins animés, les jeux vidéo pour enfants, etc - tous ces autres médias dont je suis ravie qu'ils soient étudiés, mais pas par moi. Je ne me sens absolument pas 'obligée' de les étudier parce qu'ils font maintenant partie des productions culturelles pour la jeunesse, et je n'ai pas vraiment l'impression qu'ils soient une 'menace' pour le livre dur. Pour moi, c'est un médium complètement différent, qui requiert une grille d'analyse différente, c'est tout.

Qui doit s'en occuper? Mais tout le monde et son père, si ça les intéresse. Ce qui est génial, c'est que c'est un médium hyper interdisciplinaire par nature. Les applications pour enfants sont au croisement de la ludologie, de la pédagogie, de la critique culturelle, de l'histoire de l'art, de la critique littéraire, de l'étude des médias, etc, etc, etc. Il y a tellement d'angles possibles qu'il ne faut pas trop s'inquiéter: le sujet va être rapidement grignoté de tous les cotés, et on va arriver à une théorie, un jour ou l'autre.

Et dédramatiser un peu ce qui est, selon moi, beaucoup moins révolutionnaire que le contexte dans lequel il émerge: celui d'un monde technologique aisément accessible aux prélecteurs et non-lecteurs, qui modifie l'équilibre de pouvoirs entre adulte et endant, et qui développe de nouvelles formes de littératie.

De nouvelles formes de QUOI?

... de littératie, voyons. Comme on le verra lundi, avec un L comme Lundi. Et comme Littératie.

6 commentaires:

  1. Fascinant, instructif et drôle votre billet. Merci encore de nous faire si bien réfléchir.

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour,
    J'aime beaucoup votre article qui particpe à l'élaboration de ma réflexion autour de la littérature jeunesse et le multimédia.
    La petite bibliothèque ronde de Clamart travaille activement sur le thème "les nouvelles pratiques culturelles des enfants face au numérique".
    Voici les liens pour plus d'infos http://www.lapetitebibliothequeronde.com/La-bibliotheque/Nos-projets/Anticiper-l-evolution-des-pratiques
    http://www.lapetitebibliothequeronde.com/Ressources/Dossiers-thematiques/Culture-Enfance-Numerique
    http://www.enfance-lecture.com/
    Voila
    Merci pour vos articles toujours très intéressants et bonne continuation.
    Clémence

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour ces précisions et ces liens informatifs car comme vous pouvez le voir je ne suis pas du tout experte en la matière! bonne continuation à vous aussi

      Supprimer
  3. Je souhaiterai savoir si vous accepteriez que je partage votre article sur mon compte Facebook. J'ai des amies bibliothécaires et appartenant aux métiers du livre qui serait intéressées.
    Je peux aussi le faire par mail me direz vous.
    A vous de choisir
    Clémence

    RépondreSupprimer