mercredi 20 février 2013

J comme Je

Ah, la question de la perspective narrative! Tout auteur, je crois, a au moins une fois dans sa vie été confronté au grand choc de s'apercevoir soudainement, ayant écrit trois quarts de son roman -

MA PERSPECTIVE NARRATIVE NE FONCTIONNE PAS!!!
Et voilà, il faut tout recommencer et passer du 'je' au 'il' ou du 'elle' au 'je', et évidemment ça ne suffit pas, il faut tout modifier autour, parce que votre narrateur devenu le 'je' du personnage ne dira pas la même chose de l'histoire que votre ancien narrateur interne... ou vice-versa. Bref, c'est la galère et on a envie de transformer son manuscrit en litière à hamster.

mwa mwa mwa!
Historiquement, la narration en 'je' est une acquisition très récente, que ce soit en littérature pour adultes ou en littérature jeunesse; et c'est une perspective narrative qui a complètement explosé ces trente dernières années. En littérature jeune adulte, on n'a presque jamais, ces jours-ci, de troisième personne du singulier. Même dans les livres pour les tout-petits, la pratique se généralise, et c'est vraiment seulement dans les grandes sagas d'aventure type Harry Potter, Eragon ou Tobie Lolness que la troisième personne se maintient; très probablement pour des raisons de codes, d'attentes spécifiques à ce genre de textes. Pour l'anecdote, coïncidence ou non, dans mes tiroirs de textes qui n'ont jamais trouvé preneur il n'y a presque que des textes à la troisième personne du singulier. Tous mes romans publiés sont des orgies de 'je'.

Certains critiques de littérature jeunesse sont extrêmement sévères face à cette montée du 'je'. Ils maintiennent qu'elle encourage un narcissisme excessif chez l'enfant ou ado lecteur et exprime un refus de l'altérité, sans parler d'une aide à l'identification (qui est vade retro et caca boudin, comme expliqué ici). C'est vrai que la première personne du singulier donne lieu à une narration très proche du personnage, et donc peu d'espace au lecteur pour exercer son esprit critique.

ALI (à lire impérativement)
Cependant, un texte comme Harry Potter, à la troisième personne, est l'équivalent d'un texte en 'je'; à part quelques scènes, on suit Harry partout, et on n'a accès qu'à son intériorité à lui. Quant à la première personne du singulier, elle peut laisser d'extraordinaires 'portes de sortie' et jouer sur les narrateurs ambigus - il suffit pour s'en convaincre de lire le merveilleux livre de Mark Haddon, Le bizarre incident du chien pendant la nuit, raconté entièrement du point de vue d'un jeune autiste. C'est donc moins une question de personne per se que de perspective narrative: le 'il' étouffant existe aussi, ainsi que le 'je' libérateur. La grande question est plutôt celle de la place de l'intériorité en littérature jeunesse.

Et cette place a considérablement grandi depuis les débuts de la littérature jeunesse. Désormais, la profondeur psychologique de l'enfant - l'intérêt de son 'je', que ce soit comme personnage ou comme lecteur - est devenue une notion tout à fait commune dans le livre jeunesse. Pourquoi? Plusieurs explications.


un chat.
D'abord peut-être les découvertes des psychologues de l'enfance, qui depuis le début du XXe ont rivalisé d'inventivité pour avoir accès aux pensées et aux raisonnements de nos mini-humains préférés. Et puis aussi celles des psychanalystes, qui nous ont révélé d'autres aspects - sexuels et fantasmatiques, notamment - des paroles et des comportements de l'enfant.

Ensuite un facteur littéraire tout bête: la montée de l'écriture de l'introspection en littérature adulte au XXe siècle. De Joyce à Sarraute, on a soudainement accès à une extraordinaire diversité de moyens d'écrire le moi. Il est tout naturel que ces stratégies narratives se soient 'déplacées' en littérature jeunesse.


Et puis des impératifs pédagogiques et didactiques cachés, encore et toujours. Pour un adulte, faire dire 'je' à un personnage enfant ou ado (entendez: dire 'je' à la place d'un enfant ou ado) est un formidable moyen de formater et de modeler ce 'je' dans la réalité. Si les limites de mon langage sont les limites de mon univers (3615 Wittgenstein), alors 'je' ne peux 'me' raconter qu'avec le langage qu''on' m'a donné pour 'me' parler de 'moi'... Et ce 'on', c'est l'adulte!

Traduction: en lisant et en s'enlisant dans ce 'je' qui n'est évidemment pas le sien, l'enfant-lecteur apprend l'introspection, apprend comment nommer et analyser certains aspects de son identité, apprend à se raconter, avec les outils linguistiques et narratifs, et donc idéologiques et politiques... de l'adulte. 

'Je' dangereux s'il en est...

Allez, la prochaine fois, on passe à tout autre chose: le Kindle, le Kobo, tous ces machins qu'on branche et où y a des livres à l'intérieur. Ciao!

1 commentaire:

  1. Moi je vais opter pr du "je", puis un peu de "il" !
    Mais j'adore la première image!!

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